Le microbiote buccal – Chapitre 9

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Le microbiote buccal – Chapitre 9

Les connaissances sur le microbiote buccal ont connu de grandes avancées récentes, grâce à des révolutions techniques et scientifiques. Ces progrès engendrent une révision complète des concepts expliquant les maladies parodontales. Nous proposons dans cette chronique un panorama des nouvelles découvertes. Les concepts sont tellement nouveaux que tout un vocabulaire spécifique a été créé pour décrire ces phénomènes, c’est pourquoi vous trouverez un lexique à la fin de la chronique, qui donne la définition des termes en gras dans le texte.

 

Chapitre 9 : La révolution CRISPR

 

Principalement tiré de l’article d’Abdelahhad BARBOUR et son équipe, de l’université McMaster de Toronto (CA), paru dans le journal Periodontal Research 2021 ; 56 : 454-461.

 

La parodontite est une maladie complexe, causée par un déséquilibre du microbiote, qu’on appelle la dysbiose. Cette dysbiose est le résultat d’une combinaison de facteurs locaux (accumulation de plaque dentaire, création de poches parodontales et changement de composition du microbiote) et de facteurs environnementaux (génétique, hérédité, comportement). La réponse de l’hôte au changement de la composition du microbiote inclut le recrutement de cellules immunitaires pour la défense de l’organisme, parmi lesquelles les polymorphonucléaires. Ces globules blancs apportent une protection contre les biofilms pathogènes (agressifs pour les gencives), mais peuvent aussi occasionner des dommages collatéraux et eux-mêmes détruire le parodonte. Ainsi, la destruction du parodonte occasionnée par la parodontite est en grande partie due à la réponse de l’hôte, plus qu’à l’effet direct des bactéries.

 

Modulation de la réponse de l’hôte

 

C’est pourquoi la recherche sur la thérapeutique parodontale a depuis longtemps inclus un volet « réponse de l’hôte », visant à minimiser les effets négatifs de cette inflammation trop vive, déclenchée par les bactéries. La modulation de la réponse de l’hôte a donné lieu à des recherches sur de nombreux médicaments. Dès la découverte de la composante inflammatoire de la parodontite dans les années 70, des essais cliniques ont été réalisés à base d’anti-inflammatoires (Anti Inflammatoire Non Stéroïdiens AINS comme l’Ibuprofène). Mais l’amélioration de l’état parodontal a été faible, et seulement observée sur des périodes d’administration trop longues. Or, les effets secondaires de ces médicaments sont nombreux, à commencer par le fait qu’ils favorisent les infections dentaires. Ils ont donc été abandonnés dans cette indication.

 

Une autre molécule a suscité beaucoup d’espoir chez les parodontistes au moment des essais cliniques dans les années 2000 : il s’agit de la doxycycline à dose sous antimicrobienne. La doxycycline est un antibiotique, qui a un effet anti-inflammatoire lorsqu’il est utilisé à plus faible dose que lorsqu’il sert à lutter contre les bactéries. Les résultats étaient initialement encourageants, et le médicament bien toléré. Toutefois, les gains en millimètre de gencive gagnée sont restés modestes, notamment par rapport au traitement de référence qui est le surfaçage. Ainsi, le recours à ce médicament a été abandonné, et sa commercialisation en France (Periostat®) a été arrêtée en 2018.

 

D’autres classes de molécules ont été utilisées pour diminuer les effets négatifs de l’inflammation parodontale : c’est le cas des bisphosphonates, très utilisés pour lutter contre l’ostéoporose, de la metformine qui est un des antidiabétiques oraux le plus prescrit, ou encore des statines, molécule très largement donnée pour limiter les risques liés aux excès de cholestérol. Mais aucune de ces molécules n’a produit les effets escomptés, et la recherche de la molécule miracle pour soigner la parodontite est au point mort.

 

Médecine personnalisée

 

La médecine personnalisée est une tendance forte de la thérapeutique contemporaine. Elle consiste à prendre en compte les spécificités du patient pour établir son traitement. En parodontologie, la réponse à la parodontite, qui touche un patient sur deux en population générale, a été la même pour tous les patients jusqu’aux années 2000 : enseignement à l’hygiène orale, détartrage, surfaçage agressif (avec retrait de la surface dentaire de la racine, appelée le cément), réévaluation puis chirurgies nombreuses.

 

Depuis 20 ans, on parle de parodontologie personnalisée car on cherche à prendre en compte les spécificités du patient : on conçoit un protocole d’hygiène personnalisé en fonction des capacités motrices de chacun, on adapte les protocoles de surfaçage en fonction de l’aptitude de chaque patient à tenir la bouche ouverte, on anesthésie de moins en moins,  on diminue l’agressivité des surfaçages (respect du cément) grâce aux progrès technologiques (adaptation permanente de la puissance des ultrasons), et enfin on diminue les indications de chirurgies (suivi plus régulier lorsque la situation est limite). Mais cette personnalisation pourrait aller beaucoup plus loin : l’étape d’après sera la parodontologie de précision, qui pourrait recourir à des technologies biomoléculaires beaucoup plus individualisées telles que CRISPR.

 

Découverte de CRISPR

 

Le Clustered Regularly Interspaced Palindromic Repeats est une technologie récente d’édition du génome qui a révolutionné la biologie. Il s’agit à la base d’une technique que les bactéries utilisent pour se défendre contre les virus bactériophages (virus tueurs de bactéries, voir chapitre 8). Cette méthode permet de sectionner et d’isoler avec une très grande précision un gène spécifique dans un génome. Cette technologie a été comparée à des « ciseaux génétiques », elle est fiable, simple, précise et relativement peu onéreuse. Elle a été découverte en 2012 par une chercheuse française, Emmanuelle Charpentier de l’institut Max Planck à Berlin, et une chercheuse américaine, Jennifer Doudna de l’université de Berkeley en Californie. Elles ont reçu le prix Nobel de chimie en 2020 pour leurs travaux.

 

La première application médicale de cette découverte est l’inactivation d’un gène responsable d’une maladie génétique : elle a été utilisée avec succès pour traiter la drépanocytose, qui est une maladie génétique très grave des globules rouges (hématies). Elle a depuis été aussi utilisée pour traiter une maladie génétique rare : l’amyloïdose à transthyrétine.

 

CRISPR outil d’investigation

 

Avant de développer des thérapeutiques parodontales à l’aide de CRISPR, cet outil peut être utilisé pour élucider certains mécanismes à l’œuvre dans la pathologie. Zhang et collaborateurs ont fourni un exemple avec une étude de 2018 : dans le génome de souris, ils ont effacé un gène qui codait pour une protéine permettant l’absorption de la vitamine D dans l’épithélium gingival. La vitamine D est connue pour être indispensable au métabolisme parodontal, et sa carence est une des seules (avec la vitamine C) pour lesquelles les preuves scientifiques permettent d’établir un lien entre alimentation et santé parodontale (voir chapitre 6). L’étude de Zhang a montré que la protéine absente, pour laquelle codait le gène éliminé par CRISPR, avait un rôle dans la limitation de l’inflammation en cas d’agression bactérienne. Elle a ainsi permis d’élucider un mécanisme grâce auquel la vitamine D avait un rôle protecteur pour la gencive.

 

Sur le même modèle d’étude, CRISPR a permis de mieux comprendre le lien entre diabète et inflammation parodontale : certaines protéines absentes chez les patients hyperglycémiques ont un rôle protecteur sur la gencive, et les macrophages des patients diabétiques sont plus agressifs pour la gencive que ceux des patients non diabétiques.

 

CRISPR outil thérapeutique

 

Les interleukines (IL-8) sont des médiateurs de l’inflammation, c’est-à-dire que ces protéines attirent certaines cellules immunitaires, notamment des leucocytes, sur des sites que l’organisme identifie comme ayant besoin de se défendre. Or, l’expression des interleukines est différente d’un individu à l’autre : on parle de polymorphisme du gène codant pour l’interleukine IL-8. Il s’agit d’un facteur de susceptibilité bien connu de la parodontite. CRISPR permet de bloquer l’expression de ce gène chez les patients à susceptibilité parodontale. Toutefois, si ce fait a pu être vérifié dans des études animales, son utilisation en thérapeutique courante chez l’homme reste à développer, car les risques d’effets secondaires sont importants, comme une immunodépression chronique par exemple. Ce problème de bénéfice/risque est fréquent en parodontologie : des thérapeutiques efficaces pourraient être développées pour lutter contre la parodontite, mais le risque d’effets secondaires graves interdit leur utilisation, car il est disproportionné pour sauver des dents.

 

CRISPR et biofilm

 

La plaque dentaire, aussi appelée biofilm, est une cible privilégiée des thérapeutiques parodontales. En effet, la plaque dentaire est l’habitat naturel des bactéries responsables de la parodontite (voir chapitre 3). À ce titre, de nombreuses recherches ont visé à inhiber sa croissance, mais sans succès jusqu’à présent. CRISPR a montré son efficacité dans l’élaboration d’outils qui engendrent une disruption du biofilm : une récente étude de Gong et collaborateurs a ciblé les gènes permettant à Streptococcus Mutans de fabriquer les polysaccharides. Privée de sa capacité à élaborer le biofilm, la bactérie devient inoffensive. Ces recherches sont encourageantes, mais restent embryonnaires, et leurs applications cliniques à grande échelle ne sont pas pour demain.

 

CRISPR et régulation du microbiote

 

CRISPR est un système naturellement utilisé par les bactéries du microbiote buccal pour se défendre contre les virus bactériophages (voir chapitre 8). CRISPR participe donc à la régulation du microbiote. Le gène de la protéine Cas 3, impliqué dans le système CRISPR, et identifié comme indispensable à Streptococcus Mutans pour fabriquer le biofilm, régule aussi la résistance du biofilm aux fluorides. Autrement dit, le système CRSIPR participe à la régulation de la défense contre les caries. Dans une autre étude, il a été découvert que le gène Cas 3 modulait la virulence de Porphyromonas Gingivalis, bactérie bien connue dans la parodontite. Cette bactérie a aussi été identifiée dans de nombreuses pathologies, parmi lesquelles la maladie d’Alzheimer, la polyarthrite rhumatoïde, certaines pneumonies et l’athérosclérose (pathologie des artères liée au cholestérol). Ainsi, CRISPR pourrait représenter le talon d’Achille de plusieurs mécanismes pathologiques, son utilisation et sa modulation pourraient permettre de découvrir des traitements pour ces pathologies. En parodontologie, l’exploitation de CRISPR, qui est un système endogène au microbiote, pourrait diminuer les indications chirurgicales au profit de traitements médicamenteux.

 

Conclusions

 

Aujourd’hui, l’utilisation de CRISPR en parodontologie est très limitée. Seuls quelques champs de recherches sont concernés, et les applications au plus grand nombre ne pourront advenir qu’après la résolution de plusieurs problèmes. Le premier est un obstacle éthique : l’utilisation de CRISPR consiste à supprimer des gènes du génome de bactéries, et bien que cette suppression soit très ciblée et précise, il reste possible que la technique efface des gènes qui n’étaient pas la cible initiale. On parle ici d’effets secondaires potentiels, pour l’instant non maîtrisés. Le second est un risque d’immunodépression chronique : dans la mesure où la destruction des tissus dans le cadre de la parodontite est due au système immunitaire, inhiber ces fonctions revient à diminuer les défenses de l’organisme. Cette modification du potentiel de défense pourrait avoir des conséquences sur d’autres pathologies. Enfin, des essais cliniques sur de larges cohortes seront nécessaires pour étayer les preuves scientifiques, et développer des thérapeutiques fiables et sans effets secondaires.

 

Ainsi, CRISPR constitue une piste de recherche très prometteuse. Et même si des thérapeutiques basées sur cet outil ne sont pas à l’ordre du jour, sa compréhension nous apporte des connaissances précieuses sur le fonctionnement biologique du microbiote buccal.

 

Lexique

 

BACTÉRIOPHAGES : littéralement en grec « mangeur de bactéries », se dit d’un virus spécifique d’une bactérie.

BIOFILM : organisation des bactéries, qui consiste en une matrice extracellulaire dans laquelle elles s’enchâssent, afin d’être protégée de toute agression extérieure. La plaque dentaire est l’ensemble constitué par le biofilm et par les bactéries présentes en son sein.

CÉMENT : tissu qui recouvre les racines dentaires, et qui permet à la gencive de s’accrocher fermement à la dent. Cette attache est essentielle pour la santé des dents et des gencives, et la parodontite est précisément une maladie de l’attache parodontale.

CRISPR : acronyme de Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats, système utilisé par les bactéries pour se défendre contre les virus bactériophages, et qui leur permet de couper une portion de l’ADN des virus pour l’utiliser lors d’une seconde infection pour reconnaître les virus.

DYSBIOSE : déséquilibre dans un microbiote aboutissant à différentes pathologies.

MACROPHAGES : littéralement en grec « gros qui mange », cellule immunitaire ou globule blanc, qui assure une première réponse non spécifique, aussi appelé les éboueurs de l’organisme.

MICROBIOTE : ensemble des bactéries vivant dans une niche écologique donnée.

PARODONTE : organe qui supporte les dents, composé de quatre tissus, dont la gencive est le seul visible, l’os alvéolaire le ligament et le cément étant sous la gencive.

PARODONTITE : maladie aussi appelée déchaussement des dents, d’origine bactérienne, et qui aboutit à la destruction du parodonte, c’est-à-dire des tissus de soutien des dents, au premier rang desquels la gencive et l’os de soutien des dents.

POLYMORPHONUCLEAIRES NEUTROPHILES : un type de globule blanc, assurant la défense de l’organisme contre les agressions bactériennes.

POLYSACCHARIDES : sucres qui sont la base de la matrice extracellulaire du biofilm, mais qui sont aussi indispensables à la matrice extracellulaire des cellules humaines.

PROTÉINES : grosse molécule biologique présente dans les êtres vivants, et leur fournissant notamment des nutriments essentiels.

SURFAÇAGE : traitement initial de la parodontite, non chirurgical, consistant en la désorganisation de la plaque dentaire et du tartre dans les poches parodontales, c’est-à-dire entre la gencive et la dent.



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