Conseil de lecture – C. Fleury

CONSEIL DE LECTURE

Cynthia Fleury « Le soin est un humanisme »

Collection Tract n°6 Gallimard 16 mai 2019


 

Cynthia Fleury est philosophe et psychanalyste, elle est professeur titulaire de la chaire « Humanités et Santé » au CNAM, et titulaire de la chaire de philosophie à l’hôpital Sainte Anne. Ses travaux et recherches l’amènent à promouvoir l’enseignement de ce qu’elle appelle « les humanités » dans les études de médecine, aujourd’hui encore peu présents dans les programmes d’enseignement dispensés aux futurs soignants. Ce bref essai militant souligne l’insuffisance d’une médecine uniquement technique. Il propose de déchiffrer ce qui se joue au niveau de la relation soignant-soigné, pour améliorer la performance du soin. Or, il est frappant de constater à quel point les différentes étapes de la réflexion que propose l’auteur s’appliquent remarquablement bien à la démarche de soins des patients atteints de parodontite, tout comme à la démarche de soignant du parodontiste.

ANAMNESE ET DEVERBALISATION


 

La parodontite est une maladie inflammatoire d’origine bactérienne, touchant les gencives, et pouvant aboutir à la perte des dents si elle n’est pas traitée à temps. La parodontite est le plus souvent indolore, contrairement à la carie. Cette fréquente absence de symptômes détectables par les patients, dans les premières phases de la maladie à tout le moins, engendre une incompréhension des patients. Lors de la première consultation chez le parodontiste, les patients sont parfois incapables de formuler la raison pour laquelle leur dentiste les a envoyés en consultation spécialisée. Certains patients demandent même à écourter l’anamnèse, souhaitant passer directement à l’examen clinique. A la question « que ressentez-vous dans vos gencives ? », ils répondent volontiers en ouvrant la bouche et en montrant leurs gencives au praticien. Ils pensent que le parodontiste pourra faire un diagnostic et les traiter, sans avoir eux-même à mettre des mots sur leur maladie. Pourtant, le temps de l’anamnèse, avant l’examen clinique, est primordial pour la réussite du traitement. La verbalisation du patient est essentielle, pour accepter la maladie, progresser vers la guérison et entamer un travail de coopération avec le parodontiste.

 

« La déverbalisation est non seulement une impossibilité de traduire précisément ce qu’on pense, mais aussi une atteinte à la faculté même de conception intellectuelle » (page 10). Ainsi, le rôle de soignant du parodontiste commence bien avant les premiers traitements techniques, dès l’anamnèse précisément. Donner les mots justes au patient pour désigner sa maladie lui conférera la capacité de traverser les étapes qui le séparent de la guérison. Le premier travail du parodontiste consiste donc à prélever dans le discours du patient les informations qui permettent de lui donner en retour les mots dont il a besoin pour désigner sa maladie. La définition que donne le patient du déchaussement des dents, et l’idée qu’il peut se faire de la rétractation des gencives, sont autant d’outils pour le parodontiste lors de la première consultatio. Ils peuvent aider le praticien à proposer à son patient des liens entre son ressenti et les manifestations de la maladie parodontale.  Certains symptômes spécifiques des parodontopathies sont en effet interprétés par le patient comme ne découlant pas d’une parodontite : les dents qui bougent ou qui ont bougé, c’est-à-dire les mobilités ou les migrations, font parfois consulter un orthodontiste pour redresser les dents. Les abcès parodontaux mènent les patients chez leur dentiste. Et les orthodontistes et dentistes renvoient alors leur patient vers un parodontiste. Mais l’annonce du diagnostic de parodontite revient au parodontiste, et peut recéler quelques difficultés.

DIAGNOSTIC ET SOLLICITUDE


 

L’annonce du diagnostic d’une maladie chronique invalidante, qui plus est ne guérissant souvent pas sans séquelles, mérite d’être personnalisée pour chaque patient. Cette personnalisation de l’information ne peut pas se faire sans écouter au préalable le patient.  « Dire la vérité au malade est certes une nécessité. Cependant, la nécessité de veiller à ce que cette vérité n’affaiblisse pas le sujet et les aidants, mais au contraire les renforce dans leur quête de traitement et de guérison est toute aussi décisive. (…) Là se définissent des approches cliniques de la sollicitude et de la prudence. Dans la relation au patient, quel qu’il soit, ces différentes notions articulées à des savoir-faire et des savoir-être spécifiques sont déterminantes pour créer l’optimisation du soin, les conditions d’acceptabilité du traitement et de son observance, comme les conditions du rétablissement qui peuvent en découler. » (page 23).

 

Le parodontiste a toutefois dans ce cadre un atout par rapport à certaines autres spécialités médicales : le traitement parodontal est rarement urgent. La parodontite, dans sa forme le plus courante, est une maladie à progression relativement lente. Le patient a donc un peu de temps pour accepter le diagnostic, sans que cela ne modifie trop le pronostic. Il n’est pas rare d’observer, en pratique clinique courante, des patients revenir plusieurs mois après qu’on leur a annoncé le diagnostic. Annoncer un diagnostic en parodontie, c’est donc aussi savoir laisser du temps au patient. Le risque de perdre ses dents en l’absence de traitement est réel pour les parodontites sévères. Mais l’annonce de cette vérité au patient doit être faite avec prudence : « vous allez perdre vos dents si vous ne faites pas le traitement » est une formulation souvent inadaptée, car elle ne laisse aucun choix au patient. La responsabilité du parodontiste est plutôt d’informer le patient sans l’alarmer. En effet, l’anamnèse et l’annonce du diagnostic sont des moments essentiels pour l’établissement d’une relation de confiance : « le colloque singulier, ou encore la qualité des relations intersubjectives entre soignants et soignés, et entre soignants eux-mêmes, sont déterminants : soins et sujet sont indissociables, et quand ils sont contraints à la dissociation ils mettent en péril et le soin et le sujet. » (page 21)

VERITE CAPACITAIRE


 

Dire la vérité au patient est donc une nécessité. Mais quelle vérité ? La vérité scientifique est une vérité mouvante. On ne pratique plus les traitements parodontaux aujourd’hui comme il y a 20 ans. La vérité scientifique est aujourd’hui essentiellement basée sur la médecine fondée sur les preuves, evidence based medecine en anglais. Le parodontiste met à jour ses connaissances, lit les articles scientifiques qui concernent sa discipline, voire participe à des projets de recherche clinique. La totalité de l’information qu’il mobilise pour établir le meilleur traitement n’a pas vocation à être transmise à son patient, du moins pas dans sa forme brute.

 

« Veiller, dans la santé, à construire une vérité capacitaire qui donne au sujet malade les moyens physiques et psychiques de dépasser sa maladie est un fait de toute importance pour le médecin. » (page 23) Le parodontiste est donc un sachant, qui a pour rôle d’articuler la vérité scientifique mouvante qu’il détient en une vérité capacitaire pour son patient, et surtout propre à chaque patient. En parodontie l’enseignement à l’hygiène orale en est un exemple frappant. La qualité de ce que le parodontiste appelle le contrôle de plaque, comprendre la qualité du brossage des dents, est essentielle pour la réussite du traitement. Pourtant, chaque parodontiste pourra témoigner du fait que l’enseignement à l’hygiène, même s’il est réalisé de façon relativement semblable d’un patient à l’autre, produit des résultats très variables. Certains patients vont mettre en pratique avec succès et sans délai les conseils du parodontiste, là où d’autres ne semblent pas être réceptifs à l’importance que revêt leur participation au traitement. En clair, ils refusent de se brosser les dents, malgré les injonctions de leur parodontiste. Et c’est précisément dans cette injonction que se trouve une clé du problème. Cynthia Fleury nous donne dans cet essai la théorie psychanalytique et philosophique nécessaire pour réussir les enseignements à l’hygiène orale chez un plus grand nombre de patients : les conseils peuvent prendre la forme d’un accompagnement au fil des séances de soins, plutôt que d’une seule séance identique pour tous les patients. La transmission d’un nombre limité d’informations à chaque séance semble, pour certains patients, plus pertinente. Elle permet de sélectionner les conseils qui ont le plus de chance d’être écoutés par les patients. « Il faut avoir conscience de la pluralité des savoirs, veiller à ne pas techniciser son expertise comme ne pas dévaloriser celle du patient. » (page 24).

EDUCATION THERAPEUTIQUE


 

Plus largement que l’enseignement à l’hygiène orale, la réussite du traitement de la parodontite requiert une éducation thérapeutique du patient. Celui-ci pourra être à même de détecter d’éventuelles récidives d’inflammation, et d’adapter la fréquence de ses séances de maintenance (détartrage/surfaçage) en accord avec son parodontiste. En effet, « le soin n’appartient pas à une caste de soignants qui distribueraient leurs soins à des patients incapables d’être eux-mêmes actifs dans la démarche du soin. Le soin est une fonction en partage, relevant de l’alliance dialectique, créative, des soignants et des soignés, qui, ensemble, font éclore une dynamique singulière, notamment tissée grâce à la spécificité des sujets qu’ils sont. » (Page 20) C’est là toute la richesse de la fonction de soignant : le parodontiste développe des relations de confiance de long terme avec son patient, car le traitement de la parodontite implique un suivi au long cours.

MALADIE CHRONIQUE


 

La notion d’éduction thérapeutique a été développée pour les maladies chroniques, telles que le diabète. La parodontite n’est pas une maladie chronique au sens du diabète, car on guérit de la parodontite. Il existe un débat scientifique sur le caractère chronique et sur la guérison de la parodontite. Mais là n’est pas l’essentiel pour le patient, car guérison ou pas, un antécédent de parodontite implique un suivi à vie. Cette nouvelle est difficile à accepter pour les patients.

 

« La maladie chronique, évolutive, incurable et sécularisée, est loin d’être un défi pour le seul monde médical : elle est l’occasion d’une période de vie très intense en questionnements physiologiques et métaphysiques, au sens où elle vient reparamétrer toutes les catégories de bien-être, de bonheur, de rapport avec autrui et avec son propre corps. Qu’est-ce donc que cette santé malade, que cette maladie qui dure, et qui souvent, sait parfaitement se cacher derrière une invisibilité? Qu’est-ce donc que cette imperceptibilité de la maladie qui laisse des traces partout et irradie sur l’environnement de façon parfois très délétère? Comment mieux soigner cela et accompagner ces sujets? Là encore, il convient de se remémorer cette vérité première qu’il n’y a pas de maladie mais seulement des sujets qui tombent malades et que la reconnaissance de cette subjectivité est la seule opérationnelle pour la production du soin. » (page 30).

 

Cet extrait résonne encore tout particulièrement avec la prise en charge des parodontites, maladies fréquemment indolores voire asymptomatiques. Le traitement parodontal, comme le traitement orthodontique adulte, est souvent l’occasion d’un changement de vie pour les patients, d’une redéfinition de leur rapport à leur âge, à leur être et à l’idée qu’ils ont d’eux même. La bouche reste un organe très personnel, très intime. Et les modifications des sensations de mastication, voire même du sourire ou de la confiance que les patients ont dans leur sourire, ont des impacts certains sur la personnalité. C’est pourquoi l’accompagnement des patients dans le traitement de la parodontite et dans l’acceptation de ses séquelles, comme les triangles noirs entre les dents, est tout aussi primordial que le traitement lui-même.

GUERISON


 

L’émergence des maladies chroniques a donc changé le rapport des patients et des soignants à la maladie. « La maladie chronique est définie par l’OMS comme un problème de santé qui nécessite une prise en charge pendant plusieurs années, et dont le retentissement sur la qualité de vie des patients et de leur environnement, familial et professionnel est considérable. Cette définition montre à quel point la définition de la maladie a profondément changé. La maladie n’a pas basculé du côté de la mort mais du côté de la vie : être malade signifie désormais plus souvent vivre avec un mal qu’y succomber directement, voire vivre mal avec un mal qui vit. » (page 29).

 

La parodontite n’engendre que rarement des séquelles graves. La perte d’une dent, ou même des dents, n’engendre pas de pronostic vital. Le passage des bactéries buccales dans la circulation sanguine peut causer des problèmes cardiaques, ou aggraver un diabète. Mais dans la très grande majorité des cas, les conséquences d’une parodontite guérie se limitent à des modifications des fonctions buccales. La parodontite n’en questionne pourtant pas moins la notion de guérison. La guérison n’est plus le retour à un état antérieur, mais l’invention d’une nouvelle façon de vivre avec un nouvel état physiologique. Là encore, Cynthia Fleury nous arme de connaissances théoriques pour faire face aux difficultés que nos patients éprouvent pour apprendre à vivre après la fin du traitement. « Avec Canguilhem, la maladie devient une question de normativité et non pas d’anormalité : la maladie étant la diminution de la faculté à inventer de nouvelles normes de vie, l’enjeu devient alors pour les soignants de consolider les capacités de l’individu (qu’il soit malade ou non), et non lui faire viser un retour à l’état antérieur, ce qui demeure illusoire. » (page 13).

 

L’anticipation de cette difficulté, intervenant en fin de traitement, permet au soignant de préparer son patient dès le début du traitement. En parodontie, l’état de guérison que recherche le parodontiste peut être perçu comme un état plus détérioré que l’état initial par le patient. Lorsqu’une vive inflammation parodontale est présente au début du traitement, la gencive gonflée peut être perçue à un niveau considéré comme normal par le patient. La résolution de l’inflammation, recherchée par le parodontiste, engendre un dégonflement des gencives, et une apparition de toute une série de phénomènes, cette fois détectables par le patient : dents plus longues et plus sensibles, modification du sourire, et apparition de triangles noirs entre les dents. Il s’agit là de séquelles de la parodontite, et non du traitement parodontal. Mais pour le patient, il est parfaitement contre-intuitif d’avoir des dents plus dénudées et des gencives plus rétractées après le traitement parodontal qu’avant. L’anticipation de cet état de guérison, surprenant pour le patient, est primordial pour l’acceptation du traitement. C’est pourquoi le travail sur l’abandon de l’idée selon laquelle la guérison est un retour à l’état antérieur doit débuter avant la fin du traitement.

SOIGNER LE SOIN


 

« L’émergence de l’éducation thérapeutique est encore timide, tout comme la présence des humanités dans la formation des médecins, or cela est constitutif de la performance du soin. » (Page 21) On voit donc, à la lecture de ce bref essai, que la réussite du traitement parodontal ne se limite pas à la réussite technique des surfaçages ou des greffes de gencive. A chaque étape du traitement, la qualité de la relation interpersonnelle soignant-soigné est primordiale. Les facultés d’écoute lors de l’anamnèse, l’accompagnement à la verbalisation du patient, l’annonce personnalisée du diagnostic, la recherche d’une vérité capacitaire pour chaque patient et l’anticipation d’une guérison qui n’est pas un retour à l’état antérieur sont autant de compétences importantes pour le parodontiste.

 

« Jean Oury a parfaitement vu que soigner le malade sans soigner l’institution relevait purement et simplement de l’imposture » (Page 26) C’est pourquoi la lecture de cet essai est d’une grande utilité pour les soignants, comme pour les patients qui peuvent ainsi mieux comprendre les ressorts du traitement dont ils ont besoin.

Share This