02 Sep Le microbiote buccal – Chapitre 1
Les connaissances sur le microbiote buccal ont connu de grandes avancées récentes, grâce à des révolutions techniques et scientifiques. Ces progrès engendrent une révision complète des concepts expliquant les maladies parodontales. Nous proposons dans cette chronique un panorama des nouvelles découvertes, basé sur l’excellente publication Periodontology 2000 (volume 86, 2021). Les concepts sont tellement nouveaux que tout un vocabulaire spécifique a été créé pour décrire ces phénomènes, c’est pourquoi vous trouverez un lexique à la fin de la chronique, qui donne la définition des termes en gras dans le texte.
Chapitre 1 : le microbiote buccal serait-il un tissu de l’hote ?
Librement adapté de l’article de Richard A. DARVEAU de l’université de Washington, et de Mickael A. CURTIS du King’s College de Londres, paru dans le journal Periodontology 2000 en 2021. (86:8–13.)
En médecine, un tissu est un ensemble de cellules, aux caractéristiques similaires, et concourant à la même fonction. Un ensemble de tissus compose un organe. Le parodonte, qui est l’organe qui maintient les dents, est composé de quatre tissus : la gencive, qui est le seul visible, l’os alvéolaire, et deux systèmes de fibres qui relient fermement les dents et l’os d’une part, c’est le ligament dentaire, et les dents et la gencive d’autre part, c’est le cément.
Certains tissus particuliers forment une frontière entre l’intérieur et l’extérieur de l’organisme. C’est le cas bien sûr de la peau, mais aussi des muqueuses. Les muqueuses sont le lieu privilégié des très nombreux échanges entre le milieu intérieur et le milieu extérieur : ces échanges sont indispensables à la vie. Par exemple, la muqueuse intestinale permet l’assimilation des nutriments essentiels à la vie.
Or, toutes les muqueuses humaines sont recouvertes de bactéries. C’est ce qu’on appelle le microbiote. Le microbiote buccal est l’ensemble des bactéries qui vivent dans la cavité buccale. Ces bactéries vivent sur les muqueuses (langue, joues et gencives), mais la plupart d’entre elles vivent dans la plaque dentaire. Le nom scientifique de la plaque dentaire est biofilm : le biofilm désigne les bactéries et la couche protectrice qu’elles se fabriquent, essentiellement formée de glycocalyx (sucres fabriqués par les bactéries). Le microbiote ainsi que son écosystème sont appelés microbiome.
Notre compréhension du rôle du microbiote buccal dans la santé buccodentaire, et dans la santé générale, a connu de multiples révisions au fil de l’histoire des découvertes scientifiques. Récemment, des progrès scientifiques importants ont révolutionné notre façon d’étudier, de comprendre et d’interpréter la contribution du microbiote à la santé. A tel point que les dernières publications tendent à montrer que le biofilm bactérien se comporterait comme un tissu de l’hôte, tant en termes de structure que de fonction.
C’est tout un pan de la médecine qui est remis en cause. Tout d’abord, cette frontière entre l’intérieur et l’extérieur de l’organisme qui avait été fixée à l’épithélium (couche la plus superficielle des muqueuses) est remise en cause : le microbiote ne ferait-il pas partie intégrante de l’organisme humain ? Ensuite, les bactéries qui étaient considérées comme généralement néfastes depuis les découvertes de Koch et de Pasteur au XIXème siècle, sont désormais vues comme majoritairement utiles. Enfin, les concepts thérapeutiques de médecine infectieuse du XXème siècle, essentiellement basés sur des antiseptiques et des antibiotiques, sont à relativiser pour certaines pathologies, dont la parodontite fait partie (le déchaussement des dents).
Une longue évolution commune
Un aspect important qui a mené à cette hypothèse révolutionnaire est l’évolution commune des bactéries et des humains. Les humains se sont développés dans un environnement, la Terre, initialement exclusivement peuplé de bactéries. En d’autres termes, depuis le commencement de leur évolution, les humains ont cohabité avec des bactéries, et c’est ce qui explique la sélection très fine des différentes espèces retrouvées dans les différents microbiotes humains. Dans la bouche, les bactéries qui ont été sélectionnées par l’évolution ont trois caractéristiques principales : leur capacité d’adhésion aux tissu durs des dents, leur symbiose mutuelle avec l’hôte concernant les nutriments, mais aussi leur capacité à établir un échange sophistiqué avec le système immunitaire, permettant de réguler l’inflammation. Les fonctions assurées par cette symbiose mutuelle sont tout aussi indispensables pour la subsistance des humains que pour celle des bactéries.
On peut ainsi penser que les bactéries sont indispensables pour notre développement. Mais en regardant l’évolution à une plus grande échelle, on comprend que ces fonctions spécifiques assurées par les bactéries, bien que strictement indispensables à notre subsistance, n’ont pas été acquises par les humains, car ils n’en avaient pas besoin en présence de leur microbiote.
La médecine du XXème siècle avait identifié quelques bactéries, et les considérait comme responsables de nombreuses maladies. Le séquençage génomique haute fréquence permet aujourd’hui d’identifier la totalité des bactéries du microbiote buccal. On constate ainsi que le microbiote buccal est très différent d’un individu à l’autre. Les 700 espèces bactériennes qu’il contient sont tellement différentes d’un individu à l’autre que la signature génétique du microbiote buccal pourrait être utilisée en médecine légale pour identifier un individu, au même titre que ses empreintes digitales ou son ADN. Ces différences expliquent une partie des difficultés rencontrées par les chercheurs pour développer des solutions thérapeutiques. Toutefois, malgré ces différences, les différents microbiotes oraux partagent tous de grandes fonctions communes, qui assurent la subsistance des humains et de leur microbiote.
Nutrition
La symbiose mutuelle, résultant d’une longue évolution, a pour premier but de fournir les nutriments nécessaires à chacun des partenaires. Les bactéries du microbiote buccal reçoivent leurs nutriments de la salive, qui contient les protéines nécessaires à leur survie (des mucines notamment). Inversement, les bactéries buccales produisent des enzymes indispensables à l’assimilation des aliments que les humaines ingèrent. Une découverte récente montre que les betteraves et les légumes verts contiennent des nitrates anorganiques inassimilables en l’état par les humains. En revanche, une fois métabolisés par certaines bactéries buccales contenues dans le biofilm, ces nitrates deviennent de l’oxyde nitrique, composé essentiel pour la régulation de la pression artérielle. Or, les bains de bouche antiseptiques éliminent ces bactéries utiles pour la santé : il a donc été montré que l’utilisation prolongée d’un bain de bouche antiseptique pouvait avoir pour effet d’augmenter la tension artérielle.
Inflammation
Nous savions que la gencive était le siège d’un bruit inflammatoire chronique, c’est-à-dire d’une lutte permanente entre le milieu extérieur et les défenses de l’organisme. Mais ce que nous découvrons aujourd’hui, c’est que les bactéries ne sont pas seulement des agresseurs potentiels (les bactéries agressives existent, on les appelle les pathobiontes), mais que nombres d’entre elles participent à la régulation de cette inflammation.
L’inflammation est la première réponse de l’organisme à une agression extérieure. Elle est une réponse non spécifique, toujours présente à bas bruit, pour prévenir tout dommage à l’organisme. On découvre aujourd’hui que le contrôle de cette inflammation est dépendant des bactéries du microbiote. Elles sont par exemple capables de moduler l’expression des récepteurs aux médiateurs de l’inflammation trouvés sur les cellules humaines. Les médiateurs de l’inflammation sont de petites protéines circulantes que les cellules utilisent pour communiquer entre elles (les cytokines par exemple). La présence accrue de bactéries au niveau des papilles interdentaires (il y a plus de plaque dentaire entre les dents) induit une surexpression des récepteurs aux cytokines sur ces cellules, même en cas de santé parodontale. C’est-à-dire que le biofilm prépare la réponse des tissus humains à une agression potentielle.
Immunité
Ce dialogue entre le microbiote et les tissus voisins a un impact important sur le système immunitaire. Les bactéries utilisent les mêmes médiateurs que les cellules humaines pour communiquer entre elles, et avec le système immunitaire de l’hôte. Elles sont ainsi capables de faire migrer les neutrophiles (globules blancs) depuis le système sanguin vers les tissus périphériques de la gencive en cas de besoin. Elles auraient en outre en amont un rôle encore plus important : l’entrainement du système immunitaire du jeune humain, et ce dès la période fœtale. Le microbiote buccal de la mère générerait un apprentissage in utero du système immunitaire du fœtus, afin qu’il différencie dès la naissance les bonnes des mauvaises bactéries.
Renouvellement cellulaire
Enfin, certains auteurs ont pu montrer que ces bactéries jouaient un rôle dans la régulation du remodelage osseux. Chacun des quatre tissus du parodonte est composé de cellules, et connaît comme tout tissu du corps humain (à l’exception des dents) un renouvellement cellulaire constant. Les bactéries du microbiote auraient donc une fonction de régulation sur le renouvellement cellulaire osseux, grâce aux multiples échanges qu’elles entretiennent avec les tissus de l’hôte. Cette découverte intéresse particulièrement les parodontistes, car la parodontite, ou déchaussement des dents, est majoritairement caractérisé par une destruction de cet os, aboutissant à la perte des dents.
Une organisation semblable
Au-delà des multiples interdépendances fonctionnelles brièvement décrites, le microbiote buccal connaît une organisation qui est très voisine de l’organisation d’un tissu humain. Pour subsister sur un substrat aussi inhospitalier que l’émail, surface dentaire très lisse et très dure, les bactéries se fabriquent un environnement. Il s’agit du biofilm, composé essentiellement de glycocalyx. Le glycocalyx est comme un « manteau cellulaire », qui enrobe les bactéries dans un liquide visqueux favorisant leur adhésion, leur vie en communauté et leurs interactions. Ce glycocalyx bactérien est similaire à celui qu’on trouve autour des cellules humaines. Cet environnement contribue à sélectionner le type, le nombre et les fonctions des bactéries y résidant.
Conclusions
Au XXIème siècle, les bactéries ne sont donc plus vues de façon uniforme comme des agresseurs qu’il faudrait éradiquer pour guérir. Ce changement de paradigme pourrait entrainer des changements thérapeutiques importants à l’avenir. À commencer par la diminution de la consommation d’antibiotiques et d’antiseptiques, qui tuent aveuglément les bonnes et les mauvaises bactéries. Sans parler des problèmes de résistance bactérienne. Pour l’heure en parodontie, les découvertes récentes n’ont pas produit de révolution thérapeutique. Mais elles confirment que les traitements les plus efficaces, et avec le moins d’effets secondaires, sont la désorganisation mécanique du biofilm, à savoir une hygiène méticuleuse, des détartrages et des surfaçages réguliers, car ce sont les seuls qui permettent le rétablissement d’un microbiote protecteur.
Lexique
BIOFILM : ensemble de bactéries et de leur matrice extracellulaire (la plaque dentaire est un biofilm).
CYTOKINES : petites protéines circulantes, permettant aux cellules de communiquer entre elles, dont la fonction principale est la médiation de l’inflammation.
ENZYMES : petites protéines produites par les cellules ou les bactéries, et permettant d’initier ou de faciliter une réaction chimique, comme la métabolisation de nutriments par exemple.
EPITHELIUM : partie externe d’un tissu du corps humain, en général le plus superficiel d’un organe. L’épithélium gingival est la partie visible de la gencive.
GLYCOCALYX : revêtement de la membrane des cellules humaines, et des bactéries dans le biofilm, leur conférant une texture visqueuse et une protection.
MICROBIOME : ensemble du microbiote et de son environnement naturel.
MICROBIOTE : ensemble des bactéries vivant dans une niche écologique donnée.
MUCINES : grandes protéines contenues dans la salive, très résistantes mécaniquement, dont la fonction première est la protection des muqueuses, et qui sont les nutriments principaux des bactéries du microbiote buccal.
NEUTROPHILES : variété de globules blancs (cellules circulantes du système immunitaire), impliqués dans la réponse à l’inflammation parodontale.
OXYDE NITRIQUE : composé chimique produit à l’aide de certaines bactéries du microbiote buccal à partir de nitrates contenus dans les légumes. Ils auraient de multiples bienfaits sur le corps humain : régulation de la tension artérielle, meilleure contraction musculaire, augmentation des capacités physiques chez les sportifs.
PARODONTE : étymologiquement para à côté et odonte la dent en grec. Organe qui maintient les dents, composé de quatre tissus (la gencive, l’os alvéolaire, le ligament alvéolodentaire et le cément).
PARODONTITE : étymologiquement inflammation du parodonte, maladie provoquant l’inflammation du parodonte, aussi appelée déchaussement des dents. Sa caractéristique principale est d’atteindre de façon irréversible le parodonte profond, à savoir l’os alvéolaire.
PATHOBIONTES : bactéries présentes naturellement dans le microbiote, mais potentiellement agressives pour le parodonte. Elles sont responsables de la parodontite, lorsque leur population dépasse une certaine concentration.
SÉQUENÇAGE GÉNOMIQUE : identification de la séquence d’acides aminés constituant le génome d’un être vivant, en l’occurrence des bactéries, permettant leur identification exhaustive.
SYMBIOSE : état d’équilibre entre le microbiote et son hôte, homéostasie, santé. On parle de microbiote symbiotique en période de santé, et de microbiote dysbiotique en période de maladie.