Les connaissances sur le microbiote buccal ont connu de grandes avancées récentes, grâce à des révolutions techniques et scientifiques. Ces progrès engendrent une révision complète des concepts expliquant les maladies parodontales. Nous proposons dans cette chronique un panorama des nouvelles découvertes, basé sur l’excellente publication Perio 2000 (volume 86, 2021). Les concepts sont tellement nouveaux que tout un vocabulaire spécifique a été créé pour décrire ces phénomènes, c’est pourquoi vous trouverez un lexique à la fin de la chronique, qui donne la définition des termes en gras dans le texte.
Chapitre 5 : répartition spatiale des bactéries dans le microbiome buccal
Principalement tiré de l’article de Gary G. BORISY de l’université de Cambridge (USA) et Alex M. VALM de l’université de New York (USA), paru dans le journal Perio 2000 en 2021. (86:97-112.)
L’observation du microbiome buccal, c’est-à-dire des bactéries composant le microbiote et de leur environnement, révèle une organisation spatiale spécifique. Cette organisation n’est pas due au hasard, et peut renseigner sur le fonctionnement du microbiote.
La compréhension de la physiologie bactérienne sera différente en fonction de l’échelle d’étude retenue. Par exemple, un prélèvement habituel de plaque dentaire sur une dent concerne environ 10 mm2, alors que les substrats complets de toute la cavité buccale, incluant les dents mais aussi les gencives, la langue et les joues, mesurent 214 cm2. A l’échelle microscopique, ce sont les interactions biochimiques intercellulaires qui dominent le fonctionnement du microbiote, alors qu’à l’échelle macroscopique, ce sont plutôt les substrats disponibles pour l’adhésion des bactéries qui dictent leur comportement : les dents sont plus propices au développement du biofilm que les muqueuses, car celles-ci desquament (renouvellement cellulaire avec élimination régulière des couches les plus superficielles). C’est pourquoi les scientifiques qui étudient le biofilm le font à différentes échelles : l’échelle microscopique de 1 à 10 micromètres, une échelle intermédiaire appelée « méso-échelle » de 10 micromètres à 1 mm, et une échelle macroscopique allant de 1 à 10 mm.
Van Leeuwenhoek, l’inventeur néerlandais du microscope au XVIIème siècle, a inauguré l’étude des micro-organismes par les bactéries buccales, probablement parce qu’elles étaient les plus facilement accessibles. Le microscope optique de l’époque lui a permis de découvrir les bactéries, et leur répartition macroscopique en différents endroits. Ses premières publications mentionnaient de « petits animaux », ou animalcules. Les techniques de prélèvement par grattage des dents ont peu évolué depuis. Ce qui a changé, ce sont les techniques de séquençage génomique des prélèvements, autorisant l’identification et la classification d’un très grand nombre de bactéries (taxonomie). Néanmoins, cette approche macroscopique ne permet pas de connaître la répartition spatiale des bactéries dans le biofilm.
L’étude à un niveau plus fin a été rendue possible par le microscope électronique à balayage : comme nous l’avons vu dans le chapitre 3, cette technique permet de grossir jusqu’à 100 000 fois, alors que la microscopie optique conventionnelle permettait de grossir 1000 fois au maximum. Mais plus encore que le grossissement, une série de techniques de coloration et de fluorescence associées à la microscopie électronique permettent de comprendre les interactions entre les bactéries, et celles avec leur hôte. Par exemple, la fluorescence avec hybridation in situ permet non seulement de détecter les bactéries en présence, mais aussi leur répartition et leurs interactions (photo).
La réalisation de ces techniques sur des dents fraîchement extraites a été une façon de contourner le problème de la désorganisation du biofilm lors du prélèvement par grattage. On a alors pu réaliser une forme d’atlas des bactéries en présence, et notamment des bactéries pathogènes (celles qui provoquent les maladies parodontales, aussi appelées déchaussement des dents). En bref, les biofilms sont organisés en différentes couches, avec chacune des fonctions spécifiques. La plus profonde est constitué de bactéries pionnières, responsables de l’adhésion du biofilm à un substrat aussi lisse que l’émail. Les plus superficielles contiennent des bactéries dévolues aux interactions avec les cellules défensives de l’hôte : on y retrouve fréquemment des polymorphonucléaires (globules blancs). Enfin, les biofilms sous-gingivaux sont plus constants d’un patient à l’autre que les biofilms supra-gingivaux. Ce qui semble indiquer un schéma commun aux parodontites (déchaussement profond), puisque le biofilm sous-gingival ne se développe pas en dehors des parodontites.
Les biofilms sont en effet différents en fonction de leur écosystème. Or, la maladie parodontale crée un habitat spécifique pour les bactéries : la poche parodontale. Il s’agit d’un espace créé par les bactéries entre la gencive et la dent. Les biofilms bactériens au-dessus ou en dessous des gencives sont très différents, car l’environnement est très différent : la surface d’attachement (émail au-dessus, cément en dessous), la concentration en oxygène (élevée au-dessus, proche de zéro en dessous), les nutriments disponibles (milieu buccal riche au-dessus, pauvre en dessous), et la réponse de l’hôte (salive au-dessus, fluide gingival en-dessous) font que les bactéries ne sont pas du tout les mêmes au-dessus ou en dessous de la gencive. On retrouve sous la gencive des bactéries anaérobies (qui vivent sans oxygène), alors que celles qui vivent au-dessus sont plutôt aérobies (vivant en présence d’oxygène).
La maladie parodontale n’est donc pas due à un micro-organisme unique, qu’il faudrait éradiquer avec des antibiotiques, mais à une transition progressive d’un microbiote équilibré (symbiose) à un microbiote déséquilibré (dysbiose) dans lequel les bactéries agressives sont surreprésentées. C’est pourquoi les approches médicales historiques de Van Leeuwenhoek à Koch (voir le chapitre 1), qui ont fait leurs preuves pour nombre de pathologies infectieuses comme la tuberculose, sont inadaptées au traitement de la parodontite.
A la fin des années 90, Socransky a proposé un classement des bactéries responsables du déchaussement des dents en complexes. Il a en effet observé qu’une dizaine d’espèces bactériennes étaient très fréquemment retrouvées dans les parodontites, et qu’il existait une corrélation entre les espèces en présence et la forme clinique de la parodontie. Tous les parodontistes connaissent ces répartitions et images des parodontopathogènes. La présence du complexe rouge (Porphyromonas gingivalis, Treponema denticola, and Tannerella forsythia) était considérée comme responsable de la maladie, et sa diminution sous des seuils de pathogénicité était l’objectif du traitement.
Le séquençage génomique à haute fréquence a confirmé la présence de ces bactéries, mais la liste des bactéries impliquées dans la dysbiose a depuis été très largement rallongée. La transition entre symbiose et dysbiose est un phénomène complexe, et les bactéries anaérobies du complexe rouge ne sont pas les seules impliquées. On peut notamment citer une bactérie aérobie, Filifacter Alocis, reconnue comme indispensable dans la transition vers la maladie. Une autre bactérie, qui avait pourtant été identifiée dès les années 60, Corynebacteirum, avait été écartée des modèles de physiopathologie des années 90. Elle semble pourtant aujourd’hui jouer un rôle fondamental dans la transition de la symbiose à la dysbiose, car c’est une bactérie capable de vivre dans les couches superficielles comme dans les couches profondes du biofilm, et elle a la capacité de se lier aux pathobiontes. Ainsi, le modèle de Socransky et collaborateurs des années 90 n’est pas obsolète, mais il est incomplet et les nouvelles découvertes le complètent petit à petit. En tout état de cause, les tests cliniques qui étaient proposés pour faciliter la prise en charge des parodontites, et qui visaient uniquement les bactéries du complexe rouge de Socransky, sont aujourd’hui très insuffisants.
Cet élargissement de la liste a occasionné un changement de vocabulaire. Le terme employé il y a 20 ans était parodontopathogène, et signifiait littéralement bactéries créant la maladie parodontale (déchaussement des dents). Le terme employé aujourd’hui, depuis les récentes découvertes sur le microbiote, est pathobionte, ce qui signifie bactérie potentiellement agressive présente en faible concentration dans un microbiote symbiotique.
C’est la transition entre santé et maladie qui est interrogée par ce changement de vocabulaire. La gingivite (inflammation superficielle des gencives) était appelée « induite par la plaque dentaire ». Ce concept, basé sur les expériences de gingivite expérimentale des années 60, désignait principalement l’augmentation du nombre de bactéries, encore appelée charge bactérienne. Aujourd’hui, on sait que l’augmentation du nombre de pathobiontes dans le microbiote est plus liée à une synergie entre les différentes bactéries, et aussi à une mauvaise réponse de l’hôte.
Par exemple, la transition d’un milieu aérobie à un milieu anaérobie se fait de façon très progressive. Tout d’abord, les bactéries pionnières sont toutes des anaérobies facultatives (Streptocoques), c’est-à-dire qu’elles peuvent survivre une fois le milieu devenu pauvre en oxygène. Ensuite, plus la matrice extracellulaire est consistante, plus elle encapsule les bactéries qui se développent en son sein à l’abri de l’oxygène (voir chapitre 3). Les laborieuses bactéries aérobies superficielles garantissent ainsi le développement de leurs congénères anaérobies dans les couches plus profondes du biofilm, agissant ainsi comme une étape indispensable de la transition de la symbiose à la dysbiose.
La microscopie électronique à balayage conventionnelle nécessite la déshydratation des prélèvements et la mise sous-vide des échantillons pour pouvoir les observer. Aussi, malgré les astuces (dents extraites ou couronnes provisoires) pour éviter de modifier la répartition spatiale du biofilm, ces techniques détruisent la matrice extracellulaire du biofilm. La microscopie à balayage à émission de champ a répondu à ce problème et permet de visualiser les bactéries avec leur matrice extracellulaire (sucres ou exopolysaccahrides et ADN extracellulaire, voir chapitre 3). Cette avancée a permis de mieux comprendre la maladie carieuse : si l’implication du sucre dans l’alimentation ne fait plus débat depuis longtemps, le fait que ces apports répétés de sucre permettent à deux bactéries C. Albicans et S. Mutans de développer une matrice extracellulaire plus dense est une découverte récente. Cette matrice très dense interdit l’accès de la salive et de son pouvoir tampon (diminution du pH), et garantit un pH localement très acide qui explique la carie. Dans la parodontite, cette nouvelle technique a permis de comprendre comment Prophyromonas Gingivalis, bactérie précédemment identifiée comme « pierre angulaire » de la parodontite, permet l’agrégation d’autres pathobiontes comme Treponema Denticola et Lachnoanaerobaculum saburreum, grâce à des vésicules contenues dans la matrice extracellulaire.
Le lien entre la structure et la fonction est un principe de base en biologie. Pourtant, ce lien dans l’étude du microbiote buccal émerge depuis peu, grâce aux révolutions technologiques. Un exemple simple de mystère élucidé par ces nouvelles techniques illustre bien les limites récemment franchies dans la compréhension du microbiote buccal : la plupart des bactéries pathogènes (pathobiontes) du microbiote buccal sont immobiles. Pourtant, on sait depuis longtemps que la parodontite peut se propager de proche en proche dans la bouche d’un patient. La découverte récente d’une bactérie « cargo » Capnocytophaga Gingivalis explique les migrations des différentes bactéries dans la bouche des patients. Cette très grande bactérie joue donc un rôle essentiel dans la répartition des différentes bactéries dans leurs niches respectives, et peut expliquer la propagation de la maladie parodontale d’un site à l’autre à l’intérieur d’une même bouche.
Ainsi, les récentes découvertes sur la répartition spatiale des bactéries dans le biofilm ouvrent de nouvelles perspectives thérapeutiques. Elles rendent obsolètes certaines pratiques (les tests bactériens) et en confirment d’autres : le contrôle de plaque et la maintenance parodontale apparaissent plus que jamais centrales dans la prise en charge des maladies de gencive (gingivite et parodontite), mais aussi de la carie.
Lexique
AÉROBIE : se dit d’une bactérie vivant en présence d’oxygène. En parodontologie, les bactéries aérobies sont donc les bactéries qui vivent sur les dents en dehors du sillon gingivodentaire, et qui sont donc plutôt constitutives du microbiote sain.
ANAÉROBIE : se dit d’une bactérie ayant du mal à survivre en présence d’oxygène. En parodontologie, les bactéries anaérobies sont donc les bactéries qui vivent dans le sillon gingivodentaire ou dans les poches parodontales, et qui sont donc plutôt constitutives du microbiote pathologique.
BIOFILM : organisation des bactéries, qui consiste en une matrice extracellulaire dans laquelle elles s’enchâssent, afin d’être protégée de toute agression extérieure. La plaque dentaire est l’ensemble constitué par le biofilm et par les bactéries présentes en son sein.
DYSBIOSE : déséquilibre dans un microbiote aboutissant à différentes pathologies.
FLUORESCENCE AVEC HYBRIDATION IN SITU : technique de biologie moléculaire qui consiste à analyser des coupes en microscopie et en imagerie moléculaire grâce à un marqueur fluorescent.
GINGIVITE : maladie inflammatoire des gencives, d’origine bactérienne, et dont la principale caractéristique est d’être réversible, c’est-à-dire qu’un retour à l’état initial est possible après traitement.
MICROBIOME : ensemble du microbiote buccal et de son environnement naturel.
MICROBIOTE : ensemble des bactéries vivant dans une niche écologique donnée.
PATHOBIONTES : bactéries présentes naturellement dans le microbiote buccal, mais potentiellement agressives pour le parodonte. Elles sont responsables de la parodontite, lorsque leur population dépasse une certaine concentration.
PARODONTOPATHOGENES : le terme pathobionte a remplacé parodontopathogène, qui désignait les mêmes bactéries, mais laissait entendre que seules quelques bactéries étaient responsables de la parodontite. Le terme pathobionte permet de mieux prendre en compte le phénomène de dysbiose.
PARODONTITE : maladie aussi appelée déchaussement des dents, d’origine bactérienne, et qui aboutit à la destruction du parodonte, c’est-à-dire des tissus de soutien des dents, au premier rang desquels la gencive et l’os de soutien des dents.
POLYMORPHONUCLÉAIRES : un type de globule blanc, assurant la défense de l’organisme contre les agressions bactériennes.
SÉQUENÇAGE GÉNOMIQUE HAUTE FRÉQUENCE : technique récente d’identification des bactéries en présence dans un milieu biologique.
SYMBIOSE : état de santé du microbiote buccal, signifiant que l’hôte et son microbiote vivent en harmonie.
TAXONOMIE : discipline qui permet d’identifier et de classer les bactéries. La nouvelle microbiologie, développée grâce aux techniques de séquençage ADN, a pour base une taxonomie plus exhaustive des bactéries impliquées dans les pathologies comme la parodontite.